Premiers contacts d’un élève-instituteur francophone avec ses élèves et avec son métier.
L’histoire s’était passée lors de la première décennie du recouvrement de l’indépendance de l’Algérie dans une école d’un des Ksars ensablés et déshérités de la région de Timimoun, située dans le Grand Erg occidental (à 1278 km au Sud-Ouest d’Alger). C’était une oasis enclavée entre des dunes de sable, sans route ni électricité, ni téléphone et … sans aucune trace du pain blanc du boulanger. Ce coin perdu ne connaissait que deux saisons : un bref hiver rigoureux et un été torride, interminable accompagné de siroccos et de tempêtes de vents de sable.
C’était une très belle matinée du mois de septembre. Les rayons du soleil pénétraient déjà par la fenêtre grande ouverte de la chambre mais le jeune instituteur n’arrivait pas encore à se dégager de son matelas posé à même le sol. Il se sentait meurtri physiquement et moralement. Le réveil fut pénible parce que le jeune homme avait passé une nuit cauchemardesque. Bien qu’il fût à son 18° printemps, c’était la première fois qu’il quittait le foyer familial et qu’il se trouvait à des centaines de kilomètres de ses petits frères et soeurs dont il avait la charge. Il était venu la veille trimballant ses bagages, une valise, de la literie et des cartons pleins à craquer, après avoir effectué plusieurs périples et emprunté divers moyens de locomotion. Le trajet était terrible, d’abord, en autocar de la SOTAC sur une chaussée semi-bitumée, ensuite, en camionnette du type Peugeot 404 bâchée sur une piste poussiéreuse et pleine d’ondulations et de nids-de-poule et, enfin, à dos d’âne pour traverser un océan de dunes de sable.
Il avait atterri, tant bien que mal, dans ce ksar désolé après avoir posé mille et une questions à tout-venant pour trouver sa destination. Avant d’atterrir sur cette oasis enclavée, il avait transité par le chef-lieu de la commune où il avait signé son procès-verbal d’installation et récupéré son emploi du temps et les listes des élèves qui lui étaient confiés. Il se voyait chargé d’une classe unique. A l’époque, c’était un phénomène récurrent. Dans les écoles rurales de l’Algérie dite profonde, lorsque les effectifs des élèves étaient assez réduits, on groupait tous les scolarisés dans une seule classe dite classe unique ou classe rurale à deux ou plusieurs niveaux. C’était ainsi que les élèves du cours préparatoire (CP1 et CP2), du cours élémentaire (CE1 et CE2) et du cours moyen (CM1 et CM2) se trouvaient dans un même local et suivaient un même emploi du temps mais avec des programmes et des matières différents. Dans ces conditions particulières, l’enseignant pratiquait les principes de l’enseignement individualisé et de la pédagogie différenciée sans le savoir. Quant aux matières, elles étaient scindées en enseignements de base (langage / élocution, lecture, écriture, rédaction), en connaissances fondamentales (vocabulaire, grammaire, conjugaison, orthographe, calcul mental, calcul écrit, histoire, géographie, leçons de choses, leçons de morale, récitation) et en enseignements d’éveil (dessin, musique, travaux manuels, sport). Toutes les matières étaient dispensées en langue française dans le cadre d’un rythme scolaire dit « semaine des six jours » du lundi à samedi avec un repos d’une demi-journée le mercredi après midi.
Le maître d’école n’avait pas encore préparé son petit déjeuner qu’une cloche sonna. Il se débarbouilla à la hâte, enfila son costume neuf et sa cravate, mit ses chaussures mocassins bien cirées, prit son cartable préparé depuis la veille et fila en direction du lieu où avait retenti la cloche. Il s’attendait à trouver une école avec une cour clôturée et asphaltée, des salles de classe architecturalement bien disposées, un bloc administratif, des sanitaires, une cantine scolaire mais rien ne fut de tout cela. Excepté un drapeau en lambeaux, décoloré par le soleil, flottant sur le fronton d’un mur lézardé, l’école du ksar n’avait rien de particulier par rapport aux habitations construites en Toub qui l’observaient de très loin. Composée d’un seul local vétuste, l’institution ne disposait pas de cour ni de sanitaires ni d’eau courante. Les vieilles bâtisses délabrées des particuliers n’avaient rien à envier au local officiel. Ce dernier grossièrement construit en terre glaise était à moitié enseveli par les sables et exposait outrageusement sa misère de l’extérieur.
Une vingtaine d’enfants attendaient devant la classe-école. Certains chérubins étaient légèrement vêtus, d’autres couverts de haillons et la majorité était mal chaussée ou pieds nus. Il était très difficile de distinguer les filles des garçons. La précarité avait nivelé les classes sociales, les âges et les sexes. En guise de cartables, ils tenaient, soit à la main soit en bandoulière, des sacs de fortune confectionnés de pièces hétéroclites. Dans cette école sinistrée et devant ces petits gavroches aux yeux écarquillés, le jeune maître, tiré à quatre épingles, eut honte de son accoutrement. Un silence de mort régnait. On entrait en classe comme si on allait à un enterrement. A l’intérieur, la salle de classe était dans un piètre état, un local médiocrement exigu avec une atmosphère viciée et empoussiérée, un plafond menaçant ruine, des murs lézardés, des carreaux brisés, de vieilles tables branlantes dont certaines sans dossier, un vieux bureau sur une estrade aux planches disjointes, un tableau noir rugueux et une armoire édentée et chancelante. Le moins que l’on puisse dire du local en question, ce lieu qui ne se prêtait nullement à la mission qu’on lui avait assigné sur le plan de la sécurité, de l’hygiène, de l’aération, de l’éclairage et de l’esthétique. Le baptême du feu du jeune élève-maître allait se passer dans ces circonstances particulières.
Après quelques minutes de silence, l’instituteur se mit debout sur l’estrade devant ses élèves. Il faisait ses premiers pas dans un métier qu’il n’avait pas choisi par vocation et qu’il allait aimer ou haïr en fonction des événements. Son coeur battait très fort, d’une espèce d’excitation qui ne lui était pas coutumière. Prenant son courage à deux mains et en mettant autant de charme et de douceur dans sa voix, il se présenta oralement mais aucune réaction ne se lisait sur les visages de ses auditeurs excepté quelques petits sourires lorsqu’ils entendaient le mot « Abdel… ». L’appel à haute voix des élèves brisa par enchantement la glace. Certains élèves riaient même en entendant leurs nom et prénom prononcés en langue française. Sur ce, on se livrait à un jeu de prise de parole dans lequel chacun des présents était invité à imiter le maître pour dire son nom et prénom convenablement en langue étrangère. Cette activité ludique et instructive avait non seulement détendu l’atmosphère mais aussi établi peu à peu le contact. Le rire et le fou-rire naturels, libres, spontanés et contagieux des enfants franchissaient les murs du local exigu et décloisonnaient les frontières tant physiques que psychologiques. Et chacun des partenaires oubliait qui la précarité ou l’opulence de sa famille, qui son orphelinat ou le divorce de ses parents, qui la laideur ou la beauté des traits de son visage, qui son mal de dents et qui son ventre creux.
Pendant la récréation, les élèves sortaient en plein air, certains se roulaient sur le sable fin et doré et d’autres se mettaient à la queue leu leu devant une fausse septique, entourée d’une murette, aménagée en guise de sanitaires. Les plus pressés d’entre-eux couraient se réfugier derrière les dunes de sable mitoyennes.
La deuxième vacation de la matinée fut consacrée au nettoyage, à l’organisation matérielle, à la décoration de la salle de classe et à la distribution des fournitures scolaires et des livres. Le maître se libéra de sa veste et mit lui aussi la main à la pâte. Tout le monde s’y mettait avec dynamisme et gaieté de coeur. La disposition spatiale des tables scolaires s’était effectuée en fonction des cours pour que les élèves puissent travailler librement et séparément sans se gêner mutuellement. Au fond de la salle, deux ateliers furent
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aménagés avec des tables en surnombre : un coin bibliothèque de la classe qui serait garni de petits livres illustrés de la littérature enfantine que le maître avait apportés dans ses bagages et un coin musée pour recevoir les créations, les recherches et les travaux manuels des enfants tels que les dessins, la poterie, la vannerie, le tissage et les diverses collections d’insectes, de petits cailloux, de petites plantes, etc.
Pour la décoration de la salle de classe, des bagages de l’enseignant, sortaient de grands tableaux de peinture représentant des animaux, des insectes, des papillons, des plantes, des fleurs, de belles plages et des horizons lointains et inimaginables qui avaient laissé les enfants ébahis. Les petits commentaires du maître qui accompagnaient la présentation de chaque tableau furent repris oralement par les élèves, certes, maladroitement mais avec intérêt et plaisir. Et c’était à qui répétait mieux. De temps en temps, quelques mots en langue maternelle s’envolèrent en air mais l’instituteur faisait semblant de ne rien entendre en veillant avec tact et bienveillance à l’application de la méthode directe qui prônait l’enseignement de la langue cible sans recourir à la langue de départ des élèves. Les débuts furent difficiles, certes, et pour les élèves et pour leur maître mais petit à petit un accord tacite s’était établi. Le recours aux différentes techniques explicatives (présentation d’objets, images, dessins, gestes, mimique, création de situations de communication, etc.) avait grandement contribué dans l’établissement de la communication. Les enfants, éprouvant le désir de bien faire et une satisfaction intérieure, faisaient des efforts incommensurables pour baragouiner le français. De petites récompenses symboliques furent promises aux plus méritants.
Les murs lézardés de la salle de classe qui étaient nus et austères tels que ceux d’un hospice du Moyen-âge devinrent gais et attrayants. Quelques espaces muraux ainsi que le mur en face des élèves au-dessus du vieux tableau noir à la peau ratatinée furent réservés à d’autres fins pédagogiques que l’affichage des tableaux notionnels (vocabulaire, grammaire, conjugaison, orthographe, calcul, etc.) viendrait meubler au fur et à mesure de la progression des apprentissages et que l’enseignant renouvellerait périodiquement. La création d’un environnement immédiat motivant et stimulant ou « bain linguistique écrit » en classe s’avérait indispensable. L’affichage en question – qui sortait du cadre de la décoration de la salle – constituait un dispositif pédagogique et un support indéniable non seulement pour la mémoire visuelle des élèves, leur réflexion et leur créativité mais aussi pour provoquer chez eux le besoin d’apprendre la langue étrangère.
La distribution des fournitures et des livres scolaires en fonction des niveaux des élèves était accueillie avec enthousiasme. Ce fut une fête indescriptible. Les petits visages innocents noircis et amaigris par tant de privations rayonnaient d’une joie débordante. Les différents cahiers, en fonction du nombre de leurs pages, recevaient leur couverture uniforme, leur buvard, les nom et prénom de leur destinataire, leur cours correspondant et leur usage (cahier de classe, cahier des compositions, cahier de leçons de …, cahier de rédaction, cahier de récitation, etc.). Ces indications étaient soigneusement transcrites à la plume et à l’encre bleue de Chine par les petits écoliers ou à défaut par le maître, pour certains. Au cours de cette tâche captivante, les élèves nommaient les fournitures et répétaient à haute voix les différentes actions qu’ils entreprenaient. Des manuels scolaires neufs furent remis aux élèves. C’étaient des livres élaborés par l’Institut Pédagogique National d’Alger sous l’égide du Ministère de l’Education. L’IPN se chargeait non seulement de la confection des manuels scolaires mais aussi de la préparation des outils de travail des enseignants tels que les fiches pré-pédagogiques éditées sous forme de fascicules intitulés « livre du maître » par niveaux et par matières. Les travaux de cette institution avaient pour objectif de pallier les carences manifestes de la formation initiale du corps des enseignants-moniteurs, ces pionniers de l’éducation qui avaient été recrutés dans la précipitation après le départ massif des instituteurs français au lendemain de l’indépendance en 1962.
La conception de l’enseignement, héritée du système colonial était fondée sur un enseignement notionnel et normatif faisant appel à deux facultés : la rétention et la restitution. Cette méthodologie préconisait la démarche qui consistait à aller du simple au complexe selon le principe de René Descartes (Discours de la méthode, 1637) qui préconisait l’étude séparée de chaque partie du tout pour bien comprendre l’ensemble. Chaque notion était atomisée et elle s’ajoutait à la précédente dans une étude pointilliste des connaissances. Les programmes étaient élaborés sous forme de listes de notions par matières et chaque liste possédait sa progression interne indépendamment des autres listes. Ce n’était que vaguement que le jeune instituteur entendait parler d’un projet de réforme du système éducatif algérien sous le titre d’ « Ecole fondamentale ». Certains avançaient même que cette nouvelle conception de l’enseignement verrait le jour vers la fin des années 1970.
Dans son école sinistrée, l’élève-maître se trouvait avec les méthodes activités et leur arsenal de procédés et de techniques. L’interactivité maître-élèves et élèves-élèves s’installait progressivement. Au fil des séances, le maître d’école voyait se concrétiser les théories psychologiques et les doctrines pédagogiques que lui avaient enseignées ses professeurs, des coopérants français, à l’Ecole Normale des Instituteurs. Il ne se sentait plus seul dans ce bled désolé. Montaigne, Rousseau, Pestalozzi, Montessori, Decroly, Piaget et Freinet l’accompagnaient et lui montraient le chemin à suivre avec ses élèves dans cette école prise entre les griffes d’un océan de dunes de sable.
Dehors, un vieil homme, venant de nulle part, portant une gandoura et un turban blancs faisait tinter la cloche. Sur ordre de leur maître, les élèves rangeaient leurs affaires et quittaient la classe avec peine. On dirait que les petits mômes n’avaient plus envie de rentrer chez eux. Mais notre jeune instituteur avait une autre tâche à effectuer, c’était la préparation de son déjeuner.
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